L'Europe, lieu vide de la souveraineté

• LE MONDE | 14.10.02 | 12h57

• MIS A JOUR LE 14.10.02 | 13h00

 

Telle qu'elle s'est construite, l'Union européenne présente un paradoxe : elle a certes nécessité de notables abandons de souveraineté de la part des Etats qui la composent, mais elle n'y a encore substitué aucun équivalent à l'échelle communautaire. Privilégiant un mode d'intégration qui consiste surtout à contenir les prérogatives des Etats à l'intérieur de normes toujours plus contraignantes, elle a peu à peu vidé le siège de la souveraineté nationale sans pour autant investir celui de la souveraineté européenne. De fait, le gouvernement de l'Europe ressemble plus souvent à un gouvernement par des règles qu'à un gouvernement par des choix. Ce faisant, il alimente le malentendu entre ceux qui ne veulent entendre que la nostalgie de l'ordre ancien celui des nations et ceux qui sont pressés d'atteindre un ordre communautaire et fédéral politiquement déterminé.

(...) Pourquoi les responsables nationaux ont-ils consenti à une telle évolution, alors même qu'elle contribuait à la déception de leurs électeurs ? En France, par exemple, depuis 1978 aucun gouvernement n'a gagné d'élections générales, et la période a été dans d'autres pays européens caractérisée par de fréquentes alternances. Certes, c'est l'honneur des gouvernements d'Europe d'avoir fait passer les exigences de la construction européenne avant leurs propres intérêts électoraux. Mais on a vu cependant que le système qui en résultait représentait une régression relativement à la capacité de la politique macroéconomique de fournir l'assurance collective d'activité si essentielle au bien-être de nos sociétés. Une autre hypothèse est que les gouvernements d'Europe se sont convertis à la théorie des anticipations rationnelles et ont fait leur résultat le plus spectaculaire : le "théorème" de l'inefficacité de la politique macroéconomique. Tout se passe, en effet, comme si les Etats-Unis représentaient le plus gros producteur de doctrine au monde mais à usage externe seulement et l'Europe la plus grande consommatrice de ces doctrines. Mais le scepticisme européen est peu compatible avec l'hypothèse de la conversion massive.

Il reste une dernière hypothèse qui me semble la plus vraisemblable. Les gouvernements d'Europe recherchent sincèrement le bien-être de leur population, mais leur poids dans les négociations dépend de leur réputation. Or la convention "sociale"qui semble s'être établie en Europe est que les critères de la réputation sont évalués davantage sur la base d'objectifs intermédiaires naguère la parité de la monnaie, aujourd'hui la stabilité des prix, l'importance des privatisations et l'équilibre budgétaire plutôt que sur celle d'objectifs finaux tels que le plein-emploi ou l'augmentation des niveaux de vie. Or il est possible de montrer que, lorsqu'il en est ainsi, l'équilibre qui prévaut est le plus fréquemment celui d'une croissance molle. C'est à la fois la raison de la déception des électeurs, les objectifs finaux n'étant pas atteints, et celle de l'apparence doctrinaire de la conduite des politiques économiques en Europe.

LIBRE INTERACTION DES INDIVIDUS

Il est urgent, en procédant à des réformes pragmatiques et progressives, de revenir à un gouvernement où les choix dominent les règles. C'est dans la démocratie que l'Europe est notre avenir. Or, entre marché et démocratie, l'architecture présente des institutions européennes privilégie le marché. Le déficit démocratique qui en résulte, tant à l'échelle de l'Europe qu'à l'échelle des nations qui la composent, est supposé servir l'efficacité. Mais cette relation suppose l'acceptation d'une doctrine économique particulière, qui depuis les prémisses de son élaboration au XVIIIe siècle, a toujours été controversée. Et surtout elle est fondée sur une hiérarchie des valeurs le primat de l'économique sur le politique, des libertés économiques sur les libertés politiques dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle est contestable. "Le doux commerce" n'a jamais été suffisant ni pour apaiser les relations sociales ni pour occuper pleinement l'espace du politique. Pourtant, l'un des enseignements de cette doctrine, qu'il faut privilégier la règle au choix dans le gouvernement des sociétés, constitue la meilleure grille de lecture des institutions européennes.

C'est que, dans la théorie pure de l'économie de marché, l'usage de la souveraineté conduit à une moindre efficacité économique. En juillet 1998, au cours d'une conversation avec Kenneth Arrow, le concepteur de cette théorie, je lui parlais du thème de mes recherches en cours : le marché était-il compatible avec la démocratie ? N'y avait-il pas dans les évolutions récentes le risque d'une régression de la démocratie ? Sa réponse, même si elle m'apparut a posteriori évidente, fut comme toujours lumineuse. Le marché, me dit-il, n'est, en théorie, compatible avec aucun régime politique, aucune forme de gouvernement, ni la démocratie, ni l'oligarchie, ni la dictature. Bien sûr : n'enseigne-t-on pas dans la théorie élémentaire des marchés parfaits que toute intervention de l'Etat ne peut que réduire l'efficacité de l'économie ? Je connaissais donc la réponse pour l'avoir moi-même enseignée. Mais jusqu'à ma conversation avec Arrow, je n'en avais jamais vraiment compris les conséquences politiques. C'est une chose que de raisonner en termes économiques et une autre que de le faire en termes politiques. Le cloisonnement des savoirs, l'hypothèse implicite qui préside à tous les débats économiques, selon laquelle la démocratie en tant que régime politique est indépendante des politiques économiques effectivement mises en Suvre, nous empêchent fréquemment de percevoir les enjeux de ce que nous professons. Une autre façon d'appréhender les choses est de souligner que le marché n'a besoin pour fonctionner que d'individus, d'électrons libres, et que toute intrusion du collectif ne peut que conduire à une affectation non optimale des ressources.

(...) Bien sûr, ces considérations peuvent paraître excessives, au regard de la volonté politique obstinée qui a présidé à la construction européenne. Mais à mi-parcours, et en l'absence pour l'instant d'un projet politique cohérent, l'Europe apparaît comme un lieu vide de la souveraineté, un gouvernement par des règles, plutôt qu'un gouvernement par des choix. Le pouvoir monétaire a été confié à une institution indépendante la seule qui dans le monde moderne n'est pas vraiment contrainte de rendre des comptes à la démocratie (même si elle le fait effectivement) et le pouvoir budgétaire des Etats a été soigneusement encadré par des règles. Or il apparaît qu'un tel système n'est pas efficace au regard même des critères économiques qui en constituent le fondement. Trop rigide, il ne permet pas de tirer pleinement profit de la libre interaction des individus.

Le dogmatisme n'a jamais été de bonne méthode pour atteindre les objectifs finaux, au premier rang desquels le plein-emploi, auxquels les sociétés aspirent légitimement. Les piètres performances de l'Europe dans les années 1990 croissance molle, chômage de masse auraient dû au moins susciter le doute. Heureusement, il se trouve que la démocratie, au-delà de sa désirabilité intrinsèque, permet aussi une meilleure adaptation aux circonstances, une plus grande flexibilité. Elle procède de choix explicites, que le débat et la persuasion éclairent, et qui ont pour effet tantôt de remettre en cause ce qui semble acquis, tantôt de le conforter. Une certaine dose de discrétion démocratique est indispensable au traitement de l'imprévu, qui ne se laisse pas aisément circonscrire par des règles préétablies. En bref, la "gouvernance" d'un espace a vraiment besoin de souveraineté.

Jean-Paul Fitoussi pour Le Monde

Extraits de La Règle et le Choix, De la souveraineté économique en Europe, au Seuil, 93 p. 10,5 ¬.

 

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.10.02